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Le récit de guerre comme source d’histoire, de l’Antiquité à l’époque contemporaine

État de la question


L’étude de la guerre comme phénomène historique, et à plus forte raison des récits qui pouvaient en être laissés, a fait l’objet en France d’une longue mise à l’écart épistémologique après 1945. Étaient alors reprochées à l’histoire de la guerre les orientations militaires et politiques qui avaient présidé à sa naissance et longtemps à son développement. De ces dernières aurait découlé une volonté de reconstruire les guerres « telles qu’elles s’étaient vraiment déroulées », en réduisant la multiplicité des points de vue à un récit unique, indifférent aux artifices utilisés dans les sources narratives tout en en reprenant les principaux archétypes. À de rares exceptions près (Georges Duby et son Dimanche de Bouvines), l’étude des récits de guerre était laissée aux historiens militaires et aux spécialistes de littérature (Léon Riegel, Guerre et littérature, 1978).

Depuis le milieu de la décennie 1970, d’autres approches ont renouvelé l’étude de la guerre et en particulier de ce qui en constitue l’expérience la plus paroxystique : le combat. Entamé par l’historien anglais John Keegan (The Face of Battle, 1976), ce renouvellement s’appuie sur de nouvelles méthodes d’interprétation des témoignages laissés sur les guerres du passé, dans une perspective essentiellement anthropologique. L’évènement que constitue la bataille est dès lors saisi comme un fait culturel. Cette perspective culturaliste est développée dans les travaux récents de John Lynn (Battle, 2003) et de Stéphane Audoin-Rouzeau (e. g. Combattre, 2008) : les formes prises par le combat et l’attitude des combattants varieraient en fonction des représentations des violences collectives qu’élaborent ces derniers, représentations elles-mêmes produites par leur système global d’interprétation du monde. L’ordre des représentations occupe enfin une place centrale dans les ouvrages de John Lendon (A History of Battle in Classical Antiquity, 2005) et d’Hervé Drévillon (Batailles, 2007) : seules les sédimentations mémorielles qui construisent a posteriori les récits de bataille doivent faire l’objet d’une analyse historique, à plus forte raison quand ces récits informent l’action militaire de ceux qui les reçoivent.

Description du projet


La guerre est le phénomène social probablement le plus complexe à mettre en récit : comment organiser, sans en trahir la portée, la grande diversité des faits, leur enchaînement et leur simultanéité, à plus forte raison quand les documents et les témoignages se multiplient ? Le récit de guerre est aussi fortement soumis à la nature de ces mêmes témoignages et à leurs stratégies littéraires et discursives, politiques ou mémorielles. Enfin, l’expérience de la guerre échappe souvent à toute possibilité de partage. Le projet portera sur trois questions que soulève l’utilisation des récits de guerre comme sources historiques, de l’Antiquité classique au début du XXe siècle :
- La place des civils dans le récit de guerre : en mesurant la place faite aux non combattants (e. g. femmes, enfants, vieillards, otages et prisonniers), on se posera la question de la porosité éventuelle de la limite entre civils et militaires. L'impact des combats sur les sociétés conduit également à s'interroger sur la pertinence de la notion d'"arrière", empruntée aux guerres contemporaines, pour des époques plus anciennes. Une attention particulière sera prêtée aux récits de guerre dont les narrateurs ou les sujets principaux sont des civils.

- La violence des soldats dans le récit de guerre : il conviendra de s’interroger sur les processus de médiatisation de la violence, qui vont de l’atténuation jusqu’à l’hyperréalisme ; sur la mise en scène des émotions, des gestes et du corps du soldat et sur ce qu’elle exprime ; sur la possibilité pour les récits de guerre de révéler les conditions techniques et culturelles de production de la violence dans une société donnée.

Ces deux premières questions s’inscrivent dans une problématique récente et interdisciplinaire : la construction de l’identité individuelle et collective des combattants et des non combattants, dans et par le récit de guerre.

Véracité et qualité des récits de guerre : sera interrogé l’éventail des méthodes permettant de constituer les récits de guerre en sources d’histoire pertinentes, méthodes qui vont de la contextualisation, y compris culturelle, jusqu’à l’analyse des processus de reconstruction et de réécriture des faits. Pour l’exploitation des récits de guerre en tant que caractéristiques d’un groupe social ou d’une forme particulière de conflit, sera discutée la valeur comparée de l’approche quantitative par mise en série et de l’approche par évènement-type. Il sera enfin tenu compte du caractère générique du récit de guerre, un genre dont les conventions et la réception informent la production. On s'interrogera tout particulièrement sur la fonction et la crédibilité des données chiffrées livrées dans les récits de guerre, et sur la possibilité de confronter les différents supports d’un même récit (écrits, images).


 

Objectifs du projet


Par le dialogue entre disciplines - histoire, histoire de l’art et histoire du droit - le projet devrait montrer de quelle façon l’écriture de l’histoire des hommes en guerre se constitue en révélateur de phénomènes culturels et sociaux. Il ne se contentera pas d’aborder la poétique des récits de guerre, mais l’étude des conditions de leurs productions devra permettre de mieux apprécier la valeur des informations qu’ils transmettent. Le projet s’affranchit enfin des coupures chronologiques et géographiques traditionnelles et embrasse son objet de l’Antiquité grecque au premier conflit mondial, afin de faire converger et de comparer des analyses et des résultats jusque-là dispersés dans des champs différents.

Le projet implique initialement quatre membres du CeTHiS, en histoire ancienne, contemporaine et en histoire de l’art. Il fédère autour d’eux l’activité de dix membres de quatre autres laboratoires, dont HeRMA de Poitiers et POLEN d’Orléans. Il renforce ainsi la collaboration entre laboratoires du réseau national des MSH (HeRMA) mais aussi les synergies à l’intérieur du PRES Centre Val de Loire Université (POLEN). L’obtention du soutien financier de la MSH permettrait d’associer au projet des partenaires étrangers, en finançant des échanges de chercheurs avec l’Università Europea di Roma (programme « Catastrofi e territorio. Impatto, percezione e intervento normativo nella storia d’Italia », coord. Prof. Umberto Roberto) et avec le Group for War And Culture Studies (Universities of Westminster, Bristol et Swansea, resp. : Prof. Debra Kelly, Nicola Cooper, Martin Hurcombe) qui rassemble plus de 200 chercheurs de 14 institutions internationales.

Programme


Les trois thèmes d’étude feront chacun l’objet d’un séminaire de travail d’une journée. Les participants au projet y présenteront les résultats de leurs réflexions préliminaires sur des questionnements préalablement identifiés en commun (e. g. pour l’axe 1 : « la notion de civil », « catégories de civils », « les civils narrateurs »). Le premier de ces séminaires sera organisé le 10 octobre 2013 à l’Université de Tours, les deux suivants respectivement au printemps et à l’automne 2014 à l’Université de Rouen puis de Paris IV.


Valorisation
 

Les résultats élaborés en commun des trois séminaires de travail feront l’objet d’une publication papier collective.
Le projet souhaite aussi ouvrir, avec l’aide de l’atelier numérique de la MSH, un site internet : le site lui assurerait une plus grande visibilité nationale et internationale, susceptible d’élargir les participations scientifiques ; permettrait de mettre en ligne les documents de travail préparés pour chaque journée et les résultats des discussions de ces dernières ; un espace du site serait consacré aux ressources bibliographiques et électroniques sur les récits de guerre, alimentées par la veille des participants au projet. Cet espace compléterait utilement les ressources en ligne du site du Group for War And Culture Studies, exclusivement consacrées aux guerres des XXe et XXIe siècles.

Enfin, le premier séminaire de travail prendra place dans les locaux de l’Université de Tours à Blois, le 10 octobre 2013, dans le cadre et en ouverture des 16e Rendez-vous de l’Histoire consacrés à la guerre. Ce séminaire sera ouvert au public pour montrer l’activité et l’implication des laboratoires de la MSH et du PRES dans un thème qui rencontre un fort intérêt chez nos concitoyens, à plus forte raison à un moment où débuteront les manifestations régionales et nationales du centenaire de la Première Guerre mondiale.

► projet MSH Val de Loire porté par : Sylvain Janniard (CeTHiS-Mondes anciens)